red and black stadium seats

Nos dix films préférés de 2022

Au premier abord, la proposition d’un article établissant une hiérarchie des films préférés de l’année par Commune n’a pas fait l’unanimité parmi sa rédaction. On soupçonnait l’entreprise de ne pouvoir s’extraire de sa dimension narcissique. Certes, la principale raison de ces édifices hiérarchiques découle de nos habitudes d’adolescence, lorsque, pour savoir par quoi l’on se définit, on bâtissait des autels que nous remodelions par la suite comme des organes appelant autant aux fécondes excroissances qu’à leurs protectrices frontières. Cependant, ces listes deviennent aussi par la force des choses le moyen le plus pertinent d’analyser le médium en question. Leur but n’est pas de nommer des gagnants et des perdants, mais plutôt de définir, entre ce qui nous a touché et ce qui nous a déçu, ce que nous estimons signifiant en cette année cinématographique.

2022 a été une année marquée par la désertion des salles de cinéma. D’après le CNC, elles «  totalisent 118,93 millions d’entrées, soit 30,3 % de moins que sur la même période de 2019 (moins 28,7 % par rapport à la moyenne 2017-2019) ». En cause la hausse du prix des tickets, les multiples dépressions post-COVID, et la progressive domination des plateformes de streaming. Le cinéma français, quant à lui, est absent des 10 premiers films du box-office de l’année, ce qui est une première depuis 1989. La presse explique ce désintérêt par l’absence de films ambitieux, ce qui aurait notamment été exprimé sur Twitter par le hashtag #BoycottCinémaFrançais. Se confrontent alors, sur les réseaux sociaux, les habituels désaccords entre cinéphiles plus ou moins avérés, où se jettent à la gueule les reproches, d’un côté de « snobisme et de mépris de classe », et de l’autre « d’aliénation à l’image-marchandise ».

Le cinéma est un art dont le marché « de divertissement » a été normalisé, historiquement, dès sa conception. Les conflits entre ses approches ont accompagné chacune de ses décennies, et pourtant nous ne cessons de nous étonner des nouveaux angles d’attaque entre opposants. Si l’on me permet de m’exprimer en mon nom, j’ai notamment en tête cet exemple, sous une de mes analyses de la cinéphilie, d’une personne nommant cette dernière comme du « classisme (souvent associé au sexisme et au racisme », ce qui m’a paru des plus inattendus puisque le cinéphile est au contraire celui qui va chercher des films à faibles moyens, de tous pays, et sans distinguer le sexe ou la sexualité du réalisateur. C’est une anecdote que nous tenions, dans Commune, à indiquer : l’opposition à la curiosité, à la connaissance artistique (et ainsi à son système hiérarchique) passe soudainement par une rhétorique « woke » qui l’estime « inégalitaire et bourgeoise ».

Il semble au contraire à l’équipe de Commune que l’universel se trouve dans le singulier et qu’à une époque où l’émission la plus regardée est « Touche pas à mon poste », et que les neuf plus grands succès de l’année sont des suites de blockbusters américains, il est du devoir de tout un chacun de chercher et de mettre en avant les images les plus susceptibles d’amener à une pensée, à un étonnement, à une vérité esthétique. Voici notre top 10 de l’année :

1) Leila et ses frères, de Saeed Roustayi

2) Pacifiction – tourment sur les îles, d’Albert Serra

3) Contes du hasard et autres fantaisies, de Ryūsuke Hamaguchi

4) The innocents, d’Eskil Vogt

5) Vortex, de Gaspard Noé

6) Sans filtre, de Ruben Östlund

7) Les crimes du futur, de David Cronenberg

8) Decision to leave, de Park Chan-wook

9) After blue, de Bertrand Mandico

10) Inu-Oh, de Masaaki Yuasa

Nous tenons à préciser que ce classement s’arrête à la moitié de décembre ; c’est donc pour l’année prochaine que nous penserons à intégrer le Godland de Hlynur Palmason qui a tant plu à de nombreux membres de Commune. Nous avons longuement hésité à y glisser nos deux meurtriers français, le Bruno Reidal de Vincent Le Port et Saint Omer d’Alice Diop, ou encore Aucun ours, de Jafar Panahi. Mais nous ne sommes pas forcément très sûrs de nous rappeler longuement de ces films. Il en va de même pour plusieurs œuvres que l’on cataloguera de « blockbusters », l’audacieux mais si démonstratif Everything everywhere all at once, de Dan Kwan et Daniel Scheinert, le charmant Trois mille ans à t’attendre de George Miller, l’entraînant Nope de Jordan Peele dont on ne retiendra finalement que la fascinante scène du singe, ou encore le beau mais inabouti The Batman de Matt Reeves. Les mastodontes américains gardant en eux une singularité, les traces d’une vision, existent encore et, confrontés aux Top Gun, Jurassic World et autres machines à fric dont Marvel est devenu le blason, nous nous devons de leur accorder, malgré leurs défauts, quelques lignes de soutien.

Nous nous accorderons aussi un paragraphe sur la richesse du cinéma iranien actuel, dont il faut d’autant louer les qualités qu’elles se confrontent à la violence d’un Etat meurtrier enclin à toutes les censures – emprisonnement cette année des cinéastes Jafar Panahi, Mohammad Rasoulof, Mostafa Aleahmad, et de l’excellente actrice de Leila et ses frères, Taraneh Alidoosti, tous les quatre ayant soutenu les manifestations contre le régime, et dénoncé la répression des forces de l’ordre. Dans la continuité des grands films ayant marqué ces dernières années (Le diable n’existe pas, de Rasoulof, Un héros, de Farhadi, etc.), Leila et ses frères, de Saeed Roustayi nous a tous marqué pour son implacable auscultation des projections imaginaires (ou formulons-le autrement : de la profonde sottise, décrite étape par étape) pouvant dévaster chaque individu dans une société matraquée par les oppressions économiques, religieuses, familiales – sans oublier pour autant une réelle affection pour chaque personnage. De tous ces cris, ces larmes mais aussi ces rires, nous pouvons affirmer sans frémir que c’est bien l’héritage de Tchekhov qui nous a ainsi bercé dans ce souffle lapidaire.

Nous pensons tout autant au théâtre devant les deux films japonais de la liste, Contes du hasard et autres fantaisies, et Inu-Oh. Le premier, d’Hamaguchi (dont Drive my car était mon film préféré de l’année dernière, ceci dit en passant), nous raconte trois histoires comme des fables douces-amères portées par ce qui est toujours caché dans le langage, là où le second, de Yuasa, est un hommage au théâtre nô mais en opéra rock du Japon moyenâgeux. Si dans l’ensemble, nous attendions peut-être trop de ce dessin animé, nous avons tout de même voulu le mettre en avant pour le génie d’animation de son réalisateur, dont on peut affirmer sans sourciller qu’il est le plus aventureux de ces négligeables dernières années. On peut aussi parler de théâtre pour le Pacifiction de Serra, celui des paysages de Tahiti, évidemment, mais surtout celui dans la tête, progressivement paranoïaque, de son personnage principal joué par l’extraordinaire Benoît Magimel, retranscrit avec un naturalisme des plus ambigus comme un besoin, face à ce corps étranger et solitaire qu’est l’île, de rentrer dans l’égarement fictionnel.

A leur côté, c’est un cinéma de l’expérience que nous avons voulu louer : l’imparfait mais toujours aussi jouissif délirium de Mandico, After Blue, la terrible dégénérescence du Vortex de Noé, le western nordique d’enfants aux super pouvoirs s’affrontant dans The innocents de Vogt, ou encore les dernières expériences corporelles de David Cronenberg, en ses Crimes du futur comme des souvenirs de tous ses crimes du passé. Parce que là où l’image se trouble, se définit sa propre chair pour mieux se perdre en son envers, se noue toujours en son sein ces deux nuits, celle présente en ce qui lui échappe et celle de notre propre regard par le magma somnambule qu’elle sait réveiller en nous, en nos terreurs et nos désirs. Nous vous souhaitons une bonne année.

Hannibal Volkoff