El Escándalo del siglo : c’est sous ce titre tapageur, emprunté à celui d’une longue chronique de Márquez écrite en 1955 pour El Espectador de Bogotá, que Penguin House Grupo Editorial publia en 2018 un florilège de l’activité journalistique du grand écrivain colombien. Le livre est désormais disponible en France aux éditions Grasset dans une belle traduction de Gabriel Iaculli. Les 50 textes retenus, couvrant une trentaine d’années depuis « Le Barbier présidentiel » du 16 mars 1950 dans le journal El Heraldo de Barranquilla où Márquez fit ses débuts jusqu’à « Comment écrit-on un roman ? » dans le prestigieux et madrilène El País du 25 janvier 1984 sont loin de représenter la totalité d’un travail considérable, qui fut, avant le succès planétaire de Cent ans de solitude en 1967, la principale source de revenus de l’auteur. Mais comme dans toute bonne anthologie, la sélection opérée avec soin fonctionne comme une synecdoque, si bien que la partie peut donner une juste image du tout. Les lecteurs francophones peuvent dès lors y découvrir l’importance de l’activité journalistique de la part d’un écrivain dont le réalisme magique est trop souvent considéré en oubliant le premier terme, et conçu alors comme une sorte de démesure folklorique, un peu enchanteresse, dont les pouvoirs d’élucidation du monde réel sont considérablement minorés.
Or Márquez fut journaliste, longtemps, assidument, et l’on peut penser que cette activité régulière n’a pas été sans conséquences, pour lui comme pour d’autres écrivains, sur une écriture pour laquelle les contraintes rédactionnelles propres à la presse peuvent être une bonne école. Il le mentionne lui-même dans ses chroniques tardives pour El País, quand la gloire du romancier fait qu’il lui est surtout demandé de s’exprimer désormais sur la littérature. Revenant ainsi le 21 septembre 1983 sur ses débuts, il indique : « Quand je suis entré à la rédaction d’El Espectador en 1953, José Salgar, qui en était le rédacteur en chef impitoyable, m’a donné comme règle d’or du journalisme :’ Tords le cou au cygne’ » – ce qu’une note auctoriale de bas de page glose ainsi : « Va droit au but, pas de poésie ni de merveilleux, ne te prends pas pour Shakespeare, pas de chichis… ». Et l’article de 1983 de poursuivre : « Pour un débutant de province tout disposé à risquer sa peau pour la littérature, cet ordre n’était pas loin de l’insulte. […]. Je ne saurais dire si je l’ai écouté ou pas, mais au lieu de me sentir offensé, je l’ai remercié pour ce conseil ». Bien évidemment, l’imaginaire baroque tel qu’il prolifère dans L’Amour au temps du choléra comme dans Cent ans de solitude n’a pas été bridé par la recommandation stylistique de José Salgar, mais la force de ces romans tient peut-être justement à ce que Márquez a su y distinguer l’opulence de l’ornemental, la démesure de la boursouflure – et qu’il a inventé aussi, loin de toute réduction de l’œuvre aux fééries et au grotesque de l’exubérance, des créations resserrées jusqu’au tragique, comme l’admirable longue nouvelle, en forme d’ailleurs de faux reportage, que fut en 1981 Chronique d’une mort annoncée.

Cependant, refuser les « chichis » ne fut jamais, chez Marquez, renoncer à l’éclairage original qu’un regard décalé favorise sur ce qu’on se contente ailleurs de prendre pour la réalité. Dès l’article de 1950 ouvrant l’anthologie, le commentaire d’une photographie officielle (celle du Président de la République Mariano Ospina Pérez, « prise lors de l’inauguration du service téléphonique direct entre Bogotá et Medellín ») révèle l’apport décisif de l’écrivain à la lecture de l’actualité. Trônant devant ce que le jeune Márquez baptise un « cheptel de téléphones » (non sans commentaire ironique sur la trouvaille de cette métaphore), le Président lui paraît amidonné et contraint, si bien qu’il l’imagine, la gorge soumise au tranchant d’une lame, se demandant qui il pourra bien appeler à Medellín lors de la cérémonie à laquelle il se prépare chez le barbier. L’insolence désaffuble l’imagerie officielle, modifie les échelles d’importance, désacralise la communication politique de celui qui devient essentiellement « le dirigeant le mieux rasé d’Amérique ». De la même manière, la longue suite de chroniques judiciaires, de plus de cinquante pages dans l’anthologie, que Márquez consacra presque quotidiennement durant le mois de septembre 1955 au procès d’un fait divers italien (l’affaire Wilma Montesi), promu au rang de « scandale du siècle » attentive aux contradictions des témoignages, aux rebondissements des révélations, à l’embrouillamini vertigineux de l’enquête, égare à loisir le lecteur dans un labyrinthe de discours et de lacunes , compliqué encore par les interventions de la presse à scandales tout au long de la procédure. Tout le dynamisme du récit est alors mis au service d’une véritable dissolution des faits dans le montage d’une mayonnaise médiatique traitée avec une indéniable gourmandise. La disparition de la jeune Wilma Montesi à Rome dans la nuit du jeudi 9 avril 1953, qui fut retrouvée noyée sur une plage à 42 kilomètres de la capitale italienne, parce que traitée avec un luxe de précisions et de nombreuses synthèses intitulées « ce que le lecteur doit garder en mémoire », se dissout au fil du traitement et du feuilleton médiatique ; de révélations en révélations, la forêt de signes se fait plus obscure, et les protagonistes dénoncés par voie de presse de plus en plus nombreux. Classé, rouvert au fil des scandales à répétition, le dossier est finalement jugé en juin 1955, avec deux protagonistes dont l’accumulation de faux alibis relève au moins du mensonge, sans que celui-ci garantisse une culpabilité : « pendant ces deux années d’enquêtes, d’empêchements, d’archivages et désarchivages, de nouveaux noms sont venus s’ajouter à la liste : une vingtaine de personnes ont été citées à comparaître, en particulier pour faux témoignage ». Et la chronique méticuleuse s’arrête au seuil du procès, preuve définitive du fait que ce qui retient l’attention du journaliste, ce n’est pas plus le goût pour le drame si fréquemment partagé que l’illusion d’accéder à une vérité, mais le processus d’ensablement d’une institution et la cacophonie de communications qui accompagne le phénomène social et fantasmatique qu’est un fait divers : « Il est possible que dans le mois qui vient, pendant les audiences, se dévoile la face cachée de ce mystère. Mais il est tout aussi possible qu’elle ne soit jamais dévoilée ».
Pertinence du déplacement de regard, précision et puissance du trait : ces mêmes caractéristiques valent pour les quelques articles retenus rendant compte de la réflexion politique de Márquez. On sait que l’enthousiasme pour Cent ans de solitude et les romans suivants s’accompagna en Occident d’une sympathie un peu bonhomme, neutralisante, qui limitait à la seule euphorie la puissance tellurique de son écriture, et reversait cette caricature sur la figure de l’auteur, mais que peu à peu cette bienveillance n’a pas manqué de s’effaroucher quand les lecteurs constatèrent que ce Rabelais tropical n’a jamais répudié son amitié pour Fidel Castro ou sa dénonciation de l’impérialisme américain. Paru dans Momento à Caracas le 15 novembre 1957, « J’ai visité la Hongrie » constitue une peinture glaçante du tourisme officiel dans un pays alors écrasé depuis peu par la botte soviétique. En moins de dix pages, tout est dépeint : la volonté de « savoir ce qui s’était passé en Hongrie, avec certitude et sans mystifications politiques », l’encadrement des touristes intellectuels par une troupe de plus en plus nombreuses de prétendus « traducteurs » qui ne parlent aucune langue étrangère, le palace vieillot et poudreux où l’on encaserne les invités avec impossibilité de sortir sans les guides, la peur panique de chacun sous les discours de convenance, la propagande déversée sur une foule dont les visages butés et terrifiés offrent la seule manifestation possible d’hostilité par indifférence…Par deux fois, l’écrivain a tenté de fausser compagnie à ses gardiens et d’explorer seul la ville : il fut d’abord rattrapé par un « traducteur » qui l’a ramené sans ménagement à son hôtel, puis il parvint à se glisser hors des sorties programmées, heurtant alors la difficulté d’échanger en quelque langue que ce soit avec ses compagnons de tramway ; et contre la peur partout sévissant. L’œil a pu cependant percevoir ce que les oreilles ne pouvaient fournir, et lever le reste d’illusions que Márquez reconnaît avec sincérité : « En dépit de la tapageuse publicité faite par les journaux occidentaux autour des événements de Budapest, je n’avais pas imaginé que les dévastations avaient pu être aussi terribles. Parmi les immeubles du centre, peu de façades ont été épargnées. J’ai appris par la suite que les habitants de la ville s’y étaient réfugiés pour opposer pendant quatre jours et quatre nuits une résistance aux chars russes. […] Les enfants sortaient dans les rues, montaient sur les tanks et jetaient à l’intérieur des bouteilles d’essence mèche allumée. Les comptes rendus officiels indiquent que pendant ces quatre jours, il y eut cinq mille morts et vingt mille blessés, mais l’ampleur des dégâts permet de supposer que le nombre de victimes a été beaucoup plus élevé ». Mais pour déceler l’état d’esprit réel de la population ainsi laminée par la violence totalitaire, il faut trouver les justes entrées, les communications souterraines, le signe caché : « quand les gens se taisent, il faut aller aux toilettes pour savoir ce que pense la clientèle. Là, j’ai trouvé ce que je cherchais : entre les dessins pornographiques, grand classique de toutes les pissotières du monde, il y avait des inscriptions », qui « constituent un témoignage fiable de la situation en Hongrie : ‘Kádár, assassin du peuple’, ‘Kádár, traître’, ‘Kádár, chien de garde des Russes’ ». L’histoire s’écrit ainsi de biais, par l’étude du bas, du caché, par l’attention au détail, en plongeant dans le plus refoulé de la caverne humaine…
C’est une même qualité d’analyse et de narration que l’on retrouve dans la chronique de septembre 1978 publiée à Bogotá dans Alternativa pour rendre compte de « l’assaut de la Maison des Porcs » du 22 août précédent, quand une petite vingtaine de guérilleros sandinistes a su prendre en otage le Parlement de Managua aux ordres de Somoza, et a obtenu la libération de 60 prisonniers politiques (moins les 20 torturés et mis à mort sans reconnaissance de leur disparition), une rançon, et un avion pour rejoindre Panamá. La vivacité du récit relatant l’entrée dans le Palais, les 48 heures de pourparlers, n’interdit pas l’analyse politique, économe mais percutante, qu’il s’agisse de rappeler que « Les Etats-Unis avaient décidé d’aider Somoza à se maintenir sur son trône de sang jusqu’en 1981 », ou de préciser que « Trois emprunts de quarante, cinquante et soixante millions de dollars suivirent », avant que « le président Carter » ne remplisse « la coupe à ras bord en écrivant une lettre de félicitations à Somoza pour une prétendue amélioration des droits de l’homme au Nicaragua ». « Trône de sang » : si l’image peut paraître une hyperbole polémique, elle est elle aussi d’un réalisme parfaitement référentiel, puisque l’une des sources de revenus de la dynastie Somoza (la famille s’accaparant 60 % du PIB) était la vente, à destination des USA, de plasma récupéré moyennant aumône à une population affamée, qui pouvait donner jusqu’à un demi-litre de sang plusieurs fois dans la semaine…
Le fabuleux écrivain est donc entièrement présent dans l’anthologie de productions du journaliste, parce que sa démesure représente fidèlement un monde sans cesse débordant, et parce que la réalité, tout particulièrement mais non exclusivement celle des Caraïbes et de l’Amérique latine, offre spontanément ses convulsions à un miroir d’écriture qui n’est qu’à peine déformant. Dans une « odeur de caïman endormi » et une « chaleur écrasante », l’aéroport de Paramaribo, au Suriname, était en 1957 « une piste de terre aplanie avec une cabane en palmes », où circulait « une jeep vétuste enveloppée d’un nuage de poussière ardente », de laquelle « descendit un noir en pantalon court coiffé d’un casque colonial avec les papiers d’autorisation de décollage ». Nul besoin cependant de pays nouveaux récoltant les débris de l’industrie mondiale pour que pointe le tragi-comique du grotesque, quand « l’orchestre de Paris », dans une Europe fort peu tropicale, lui-même faillit être dissous « à cause d’un inconvénient que Kafka n’aurait pu inventer » : « l’édifice octroyé pour les répétitions n’avait qu’un ascenseur hydraulique pour quatre personnes, si bien que les quatre-vingt musiciens commençaient à monter à huit heures du matin, et, quatre heures plus tard, quand tous étaient enfin réunis, il leur fallait descendre pour aller déjeuner »…
La dernière section du livre réunit des textes renvoyant davantage à la réflexion littéraire et à l’expérience de l’écrivain qu’à l’état du monde : l’écrivain a par sa gloire dévoré le journaliste. Pourtant, rien ne rend mieux compte de la légitimité référentielle du baroque que le souvenir du blocus de Cuba, sur lequel revient Márquez en 1978. Libérée, la « péninsule commerciale des Etats-Unis » vécut d’abord une fête perpétuelle, une ivresse collective que l’écrivain a pu observer et partager en 1961 comme correspondant intermittent dans l’île pour l’agence Prensa Latina : « Tous les sédiments du substrat social avaient refait surface, et une éruption de lave humaine, épaisse et fumante, hors de contrôle, se répandait dans les rouages de la ville libérée. […] Le plus notable était la spontanéité avec laquelle les pauvres s’étaient assis aux places des riches dans endroits publics. Ils avaient envahi les vestibules des hôtels de luxe, mangeaient avec les doigts aux terrasses des cafés du Velado, ou se faisaient rôtir en plein soleil autour des piscines aux eaux colorées et lumineuses des anciens clubs privés de Siboney ». Les vestiges de la vie d’avant, enfin partagés, ont ainsi maintenu une joyeuse illusion de normalité et d’abondance avant que la guerre économique (puis la menace de guerre atomique) n’étranglent le pays. Ce qui se déglingue et ce qui naît s’enlacent sans fin dans un grand désordre et dans une violence non moins constante, qu’elle déferle ou s’enracine souterrainement : l’Histoire est une orgie, souvent triste et tragique, si bien qu’il faut bien toute la force de la littérature pour en rendre compte vraiment.
Noël 1962 fut ainsi la première fête « que l’on ait célébré sans cochon de lait ni tourons, et où les jouets furent rationnés ». Toutefois, précise Marquez, « grâce au rationnement, ce fut aussi le premier Noël de l’histoire de Cuba où tous les enfants reçurent au moins un jouet ».
Olivier Barbarant
Gabriel Garcia Márquez, Le scandale du siècle, Grasset, 448 pages, 24€