La Fondation HCB (Henri Cartier Bresson), désormais dirigée par Clément Chéroux, retour des États-Unis, présente jusqu’au 23 avril une exposition exceptionnelle consacrée à un photographe et cinéaste américain (exilé en France depuis 1950), Paul Strand (1890-1976). Par force c’est la part photographique de son œuvre qui est essentiellement mise en valeur, seul le film Manhatta, tourné en 1921 avec Charles Sheeler, pionnier des « films de ville » qui vont se multiplier dans la décennie, est montré. C’est évidemment dommage pour la bonne connaissance de l’œuvre de Strand car le cinéma a occupé une grande place dans sa carrière, non seulement avec des films documentaires comme l’est Manhatta, mais avec des films mêlant le documentaire et la fiction dans une perspective militante (le plus fameux est Native Land, 1941-2) de dénonciation de la ségrégation raciale aux États-Unis, de soutien aux luttes sociales et politiques. Strand collabora de diverses manières (scénario, montage, réalisation, production) à nombre de productions de ce type (Redes/The Wave de Fred Zinnemann, 1933 ; The Plow that Broke the Plains de Pare Lorentz, 1936 ; Heart of Spain de Herbert Kline, 1937 ; People of Cumberland, d’Elia Kazan, 1937 notamment), il fut à la tête de Frontier Films, maison de production de documentaires engagés, de sa création en 1936 à sa dissolution en 1943 après avoir participé à la fondation de la Photo League (plus tard Workers Film and Photo League) et participé au groupe Nykino (avec Leo Hurwitz, Ralph Steiner, Jay Leyda notamment). Mais auparavant, Strand – qui avait fait son service militaire dans un hôpital en 1918-1919 – s’était consacré à la réalisation de films chirurgicaux puis de toutes sortes de films de reportage (matchs de boxe, de base-ball) et de vues documentaires pour le cinéma hollywoodien, cela pendant près de huit ans. Lors d’un voyage en URSS pour un reportage photographique dans le Caucase en 1935, il chercha à travailler avec Eisenstein dont il admirait les films, ainsi que ceux de Poudovkine et de Dovjenko.
Cet excursus sur la carrière cinématographique de Strand – qu’on aimerait voir prise en compte par la Cinémathèque française ou une rétrospective du Cinéma du Réel – est nécessaire pour comprendre tout un aspect de son œuvre photographique. On voit ainsi fugitivement, dans l’exposition, l’une de ses fameuses photographies intitulée « Wall Street » se mettre en mouvement dans le film Manhatta. Six ans séparent la photographie, prise en 1915, et le plan de 1921, mais la scénographie est la même : les trois quarts de l’image sont occupés par un monumental bâtiment de marbre, que scandent de hautes ouvertures aveugles, tandis qu’à ses pieds, sur le trottoir, se hâtent des travailleurs dont les ombres s’allongent derrière eux. C’est le matin, tôt. Le cadrage joue des verticalités répétitives et sombres du monument et de l’oblique claire du trottoir sur lequel se détachent les figures et les ombres. Il suggère, par la coupe qu’il opère sur tous les côtés de l’image que le bâtiment s’élève à l’infini et que les passants participent d’un flux ininterrompu. Le plan du film actualise ces virtualités de la photographie – travaillées par nombre de photographes qui succéderont à Strand, conscients du paradoxe de la prise photographique qui arrête le temps et le spatialise tandis que le cinéma accueille celui-ci et l’organise par le montage (songeons à Robert Frank dont les images sont centrifuges – ou à l’œuvre d’un cinéaste-photographe comme Johan van der Keuken que le Jeu de Paume exposera au mois de juin). En orientant son travail photographique du côté de l’album à partir de 1940 (avec The Mexican Portfolio – textes de Leo Hurwitz et David Siqueiros) et en les multipliant (Time in New England, 1945 – texte de Nancy Newhall ; La France de profil, 1952 – texte de Claude Roy ; Un paese, 1955 – texte de Cesare Zavattini ; Tir a’Murhain, Outer Hebrides, 1962 – texte de Basil Davidson ; Living Egypt, 1969 – texte de James Aldridge ; Ghana: an African Portrait, 1976 – texte de Basil Davidson), Strand retrouve un certain nombre de ces paramètres, en particulier celui du montage qui, d’une page à l’autre se faisant face, organise des relations de contrastes ou d’analogie, un portrait de paysan et un outil, une vue de la terre qu’il travaille, par exemple. Un visage et le détail d’une matière organique.
Le style documentaire
Paul Strand participe-t-il à ce que Walker Evans a appelé « le style documentaire » ? Et Paul Strand, comme on le dit volontiers, est-il passé de la tendance « formaliste » de la photographie, soucieuse de trouver à ce medium sa spécificité sinon sa pureté, à une tendance « sociale » ? On le range, en effet, dans ce qu’on appelle la « straight photography » qui privilégie la netteté, la pureté des lignes des objets, des bâtiments ou des êtres photographiés. Mais il s’agit là typiquement d’une approche « formaliste » qui s’affranchit des sujets et des objets photographiés comme de l’inscription de la démarche du photographe dans un contexte ou un mouvement collectif. La visite de cette exposition – intitulée « L’équilibre des forces » – permet peut-être de dépasser ces catégories envisagées comme antagonistes. En effet, « Wall Street », pour ne prendre que cette photographie de 1915, est censée appartenir à la « tendance formaliste » voire « mystique » de Strand. Or qu’y voit-on sinon des silhouettes humaines anonymes écrasées par le bâtiment inhumain qui les domine ? Et pourquoi cette signification s’impose-t-elle d’emblée au visiteur, sinon parce que le photographe a cadré son image d’une certaine façon, et trouvé la forme qui soutient son propos ou sa sensation – fussent-ils « inconscients » ?
Strand est peu présent dans le livre d’Olivier Lugon, Le Style documentaire (Macula, 2001), plutôt centré sur Walker Evans aux États-Unis et August Sander pour l’Allemagne, deux photographes qui, inspirés par Eugène Atget et son littéralisme, prétendaient enregistrer « les choses comme elles sont » tout en étant soucieux de dépasser le simple et servile document (comme la photo policière d’un crime) dans un « style documentaire » (documentary style, dit Evans) qui en adopte néanmoins certains traits (rompant avec des décennies de studio, retouches et effets « pictoralistes »). Une esthétisation, en somme, du document qui se développa en décorativisme avec un Albert Renger-Patzsche et sa célébration des objets. Le fait qu’à 17 ans Strand ait eu pour professeur de biologie, Lewis Hine, que celui-ci ait organisé un cours libre de photographie, puis emmené ses élèves voir une exposition de photos dans une galerie de la 5e avenue, explique ou du moins sous-tend sans doute la position qui a été la sienne par la suite. Hine avait été, paraît-il, oublié dans les années 1920-1930 jusqu’à la veille de sa mort. Les historiens excluent, par conséquent, qu’il ait pu inspirer la photographie sociale américaine qui s’épanouit sous Roosevelt avec la commande d’État passée aux photographes dès 1935 de documenter la misère paysanne dues aux effets conjugués de la crise économique et l’effondrement des cours des marchandises et du « Dost Bowl » ces tempêtes de poussières qui détruisirent la couche arable fertile des sols que la mécanisation, l’extension des domaines agricoles et la sècheresse avaient mis à mal. Pourtant que Strand ait été son élève cadre mal avec cette assertion.
Un photographe et critique de la photographie radical comme Allan Sekula s’est montré très sévère – et en partie injuste – à l’endroit de la « tradition sociale » de Jacob Riis et Lewis Hine – qui ont œuvré à dénoncer les conditions de vie dans les taudis, le sort des immigrés, le travail des enfants, etc. et participé aux changements de la législation à leur sujet. Il les inscrit dans une perspective réformiste relevant de la charité et confirmant ses « sujets » en victimes : « les opprimés se voient attribuer un statut factice de sujet, alors même que ce statut ne peut être acquis que de l’intérieur de leurs propres conditions » (Écrits sur la photographie, Beaux-Arts de Paris, 2013). C’est facile à dire. Pourtant quand Lewis Hine (dont la Fondation HCB avait présenté une exposition en 2011) fait le portrait de Neil Gallagher « qui a travaillé deux ans dans une casse de voitures et a eu une jambe broyée entre deux épaves de véhicules » (légende de la photo datée novembre 1909), il saisit cet adolescent, appuyé sur un bâtiment prestigieux, devant lequel il mendiait, debout avec sa béquille et sans sa sébille, le regard déterminé, fixant le photographe et le spectateur, leur retournant en quelque sorte leur regard (qu’il soit apitoyé ou compassionnel) en se faisant accusateur de la situation qui est la sienne. Lewis donne ici bel et bien « la parole » à ce jeune homme et organise ses conditions d’énonciation en cadrant ce décor (avec ces sortes de piles de pierre massives flanquant les premières marches d’un escalier, les moulures ouvragées d’un encadrement d’entrée, les pointes de métal interdisant de s’asseoir sur les blocs géométriques au bas de la façade) et l’irruption dans le bord-cadre gauche d’un passant ingambe passant en mouvement contrastant avec l’immobilité forcée de Gallagher. Un personnage dont on ne voit qu’une jambe, lancée en avant, la gauche, celle qui manque au jeune homme, mais dont on sait que la seconde va suivre, un personnage dont un léger flou indique la vitesse de déplacement et sa probable indifférence à l’endroit du jeune homme unijambiste.
Les poètes objectivistes (dont le nom est choisi en référence à l’objectif photographique), comme Charles Reznikoff, s’efforceront d’obtenir ce type de restitution par les mots. Ainsi dans Témoignage. Les États-Unis (1885-1915) (tardivement traduit en français chez POL en 2012), qui repartent des procès-verbaux d’audience de tribunaux américains, dans la partie intitulée « Enfants au travail » :
Il n’avait pas treize ans quand il fut embauché par la société sidérurgique
–il avait dit qu’il avait quatorze ans pour obtenir l’emploi
et sa mère avait signé une déclaration sous serment disant qu’il avait quatorze ans –
et alla travailler dans la laminerie de la société :
douze heures chaque jour, six jours par semaine,
de cinq heures de l’après-midi à quatre heure du matin
(…)
Il faisait froid cette nuit-là et il était fatigué et somnolent
–pendant plus d’une semaine on l’avait fait travailler quatorze heures par jour.
(…)
Il s’endormit.
Tout en dormant il entendait les wagonnets qui arrivaient
mais il fut incapable de se lever.
Il s’était assis avec les jambes sous lui
et en dormant il avait allongé l’une
sur un rail
et un wagonnet broya sa jambe – muscle et os.
(C. Reznikoff, traduction Marc Chodolenko)
De même le portrait en plan rapproché que Strand fait d’un jeune paysan français en salopette dans les Charentes en 1951, durant les vendanges, il transmet par son regard farouche, direct, sa colère contenue, sa détermination qui contraste avec le portrait de son homologue des Hébrides, Ewan MacLeod, trois ans plus tard qui semble, lui, résigné.
Chaque photo témoigne d’un moment, d’une situation et développe au-delà d’eux des potentialités qu’elle contient et qui ne s’actualisent que sous un regard « éloigné ». Que la colère de ce jeune homme ait été due à quelque événement anecdotique ou même au fait de devoir poser pour le photographe s’est transformer pour nous – alors que la destruction du monde rural s’est développée, chassant les enfants vers les villes, défaisant la vie collective campagnarde par l’imposition des machines et des exigences de rendement, le recours mortifère aux pesticides. Ce jeune homme – fils d’un paysan communiste – incarne pour nous la révolte. Il en va également ainsi avec les films documentaires. Quelles qu’aient été les intentions de Strand et Sheller dans Manhatta (qui reprenait ce titre à un poème de Walt Whitman), quelque séduction qu’ait exercée sur eux les fumées des bateaux et des usines, on y voit de nos jours l’explosion de cette pollution industrielle à laquelle les contemporains demeuraient aveugles, voire qu’ils célébraient au nom du progrès.
On vérifie ce choc de temporalités différentielles avec l’exposition plus modeste qui est proposée parallèlement – comme la fondation en a l’habitude – et qui confronte thématiquement Henri Cartier-Bresson et un autre photographe, en l’occurrence une photographe, Helen Levitt (1913-2009). Les deux se sont connus à New York en 1935 et se sont croisés sur la route du Mexique. Cartier-Bresson en revenait quand Levitt s’y rendait. Il est assez fascinant de constater combien les deux regards diffèrent sur une même réalité : Levitt recherche sans cesse le dynamisme de la rue et des groupes humains de la rue mexicaine tandis que Cartier-Bresson s’attache à photographier des hommes endormis sous leurs sombreros, assis, étendus, inoccupés – sans parler des fameuses Prostituées, Calle Cuauhtemoctzin (1934). Il sacrifie, semble-t-il, aux idées reçues sur le pays et son indolence tandis qu’elle capte tout ce qui l’interpelle, la surprend ou l’étonne. La stabilité bien connue des compositions de Cartier-Bresson, leur géométrisme contraste vivement avec l’instabilité foncière des photos de Levitt. Elle nous apparaît indéniablement comme plus « moderne » ou actuelle que lui. Capte-t-elle – ou veut-elle capter – non seulement ce qui relève de l’effervescence de la rue et d’un peuple, mais aussi la dynamique sociale et politique qui faisait du Mexique, voisin turbulent que les États-Unis voulurent dominer dès sa décolonisation en annexant de force une partie de son territoire, le lieu d’une espérance révolutionnaire.
François Albera